Cela fait maintenant plus de quatre ans que ma nouvelle Charmeur de flammes est parue dans une anthologie. Sa maison d’édition ayant malheureusement réduit ses activités quelques mois plus tard, le volume n’est plus disponible à la vente – et j’ai récupéré les droits sur mon texte.
Plutôt que de le laisser dormir sur mon ordinateur quelques années supplémentaires, j’ai décidé de vous le partager ci-dessous. J’espère qu’il vous plaira !
Si vous souhaitez éviter la lecture en ligne, vous pouvez également le télécharger gratuitement en version epub.
Charmeur de flammes
Une clameur enthousiaste monta de la salle commune et Alia délaissa sa vaisselle sale pour jeter un coup d’œil depuis la cuisine. Le charmeur de flammes avait dû arriver en avance.
Un quadragénaire vêtu d’une cape flamboyante se frayait en effet un chemin entre les tables, sous les regards admiratifs des clients installés pour le déjeuner. L’aubergiste se précipita à sa rencontre et se fendit d’une courbette obséquieuse.
— Monsieur Adelmar de Larkin ? Honoré de vous accueillir dans mon établissement. Je vous ai réservé ma meilleure chambre, si vous voulez bien me suivre…
Il entraîna l’artiste dans les escaliers et laissa son assistant se débrouiller pour monter les deux grosses malles.
— Ce type a le sens du spectacle, commenta Nona en rapportant une pile d’assiettes. Tu as vu comme il a capté l’attention ?
— Il triche, s’amusa Alia. La majorité de ces gens est venue exprès pour lui.
L’annonce du récital pyrotechnique commandé par le maire avait attiré de nombreux visiteurs des environs, l’auberge ne désemplissait pas depuis plusieurs jours.
— Arrêtez de babiller et retournez à vos postes, grogna le cuisinier en passant derrière elles. La vaisselle ne se fera pas toute seule !
Nona effleura la main d’Alia avant d’attraper un plateau plein et de repartir affronter la clientèle. Ses nattes dansèrent autour de sa tête, toujours aussi impeccables après des heures de service. Les illusions tissées par Nona devenaient de plus en plus impressionnantes, elle les maintenait à présent plusieurs journées de suite sans la moindre fatigue.
Alia s’attaqua à la pile d’assiettes sales avec le sourire aux lèvres. Les corvées de nettoyage lui pesaient beaucoup moins depuis que Nona et sa bonne humeur contagieuse étaient entrées dans sa vie. Chaque piécette économisée les rapprochait de leur rêve. Elles partiraient à la découverte du monde dès que leurs finances les y autoriseraient. D’ici quelques mois, si elles parvenaient à mener à bien leur projet secret. Entre les illusions de Nona et les mélodies qu’Alia répétait à la flûte, elles finiraient bien par monter un spectacle digne de ce nom !
La représentation d’Adelmar de Larkin tombait à pic, elles pourraient étudier les moindres détails de sa prestation. Nona était persuadée qu’il doublerait ses flammes d’illusions, pour un effet plus grandiose. Elle surveillerait chacun de ses mouvements, à l’affût d’astuces inédites.
L’après-midi fila à toute vitesse entre l’accueil des ultimes clients et la préparation des encas pour le soir. La salle commune se vida enfin et Alia courut rejoindre la petite chambre partagée avec Nona pour enfiler ses vêtements les plus chauds. Sa compagne s’y trouvait déjà et finissait de s’apprêter.
Elles se rendirent main dans la main sur la grand-place du village, où une foule enthousiaste se massait autour du bûcher dressé pour l’occasion.
Le charmeur de flammes entra en scène sous les vivats du public, vêtu de sa cape flamboyante aux reflets exacerbés par le soleil couchant. Adelmar de Larkin salua les spectateurs d’une courte révérence, flûte à la main, et se positionna face à l’estrade.
— Son instrument est plus évasé que le mien, souffla Alia. Je suis curieuse de découvrir en quoi ça va influer sur le son…
— C’est toi la spécialiste, s’amusa Nona. Surveille la musique, je me charge des illusions.
Elles se turent quand l’assistant alluma une branche, captant aussitôt tous les regards. Il lança son flambeau improvisé au centre du bûcher et une brassée de bois sec s’embrasa.
Adelmar de Larkin porta alors sa flûte aux lèvres et une mélodie poignante s’éleva dans le silence de la nuit. Sur l’estrade, les flammes tournoyèrent avant de prendre forme sous les murmures appréciateurs de la foule. Un homme incandescent d’une trentaine de centimètres apparut devant leurs yeux ébahis, le musicien modela le feu jusque dans les moindres détails de ses vêtements.
— Nous allons vous conter l’histoire des charmeurs de flammes, scanda l’assistant par-dessus la mélodie. Elle débute en un froid jour d’hiver, dans les lointaines contrées de l’ouest. Là-bas, les gens vivent dans les montagnes, se nourrissent de baies étranges et ont la peau aussi pâle que la neige fraîchement tombée. Ce matin-là, la tristesse avait envahi les vallées. Une fillette venait de se briser le cou dans un ravin et son père éploré se réfugia derrière un pic rocheux pour donner libre cours à son chagrin. Il n’emporta que sa petite flûte de bois, sur laquelle il joua un dernier hommage à son enfant adorée.
Le conteur s’interrompit quelques secondes pour laisser à la foule le temps d’assimiler ses paroles. Adelmar en profita pour faire évoluer sa mélodie dans un registre mineur. L’air prit de tels accents de désespoir que des larmes montèrent aux yeux d’Alia. Sur l’estrade enflammée, l’homme incandescent disposait à présent de son propre instrument.
L’assistant poursuivit son récit :
— Il jouait si bien et avec tant d’intensité qu’il parvint à émouvoir un dragon.
Le bord de la scène s’embrasa, jetant des reflets dorés sur la peau cuivrée d’Adelmar. Une nouvelle forme de feu se détacha du bûcher, celle d’un gigantesque lézard ailé. L’assemblée poussa un hoquet de stupeur. Le reptile s’attarda dans les airs avant de se diriger vers le père endeuillé. Il se posa à ses pieds et la musique se fit plus mystérieuse.
— La bête se laissa bercer par les mélodies de nombreuses heures, jusqu’à ce que l’homme s’endorme sur place. Le maître du ciel s’adressa alors à lui dans ses rêves. Tu as réussi à m’émouvoir, lui annonça-t-il, et pour cela tu mérites une récompense. Je t’offre notre capacité à sculpter les flammes : à compter de maintenant, tu pourras façonner jusqu’à la plus petite étincelle selon tes moindres désirs. Fais-en bon usage.
La forme du dragon s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue, ne laissant derrière elle que des lueurs rougeoyantes. Ces dernières disparurent les unes après les autres dans un ballet hypnotique. L’air du flûtiste évolua alors vers une tonalité majeure, plus gaie.
— De retour dans sa vallée, l’homme réalisa que sa musique lui permettait de modeler les feux à volonté. Il utilisa ce pouvoir pour répandre la joie autour de lui et cette activité l’aida à oublier sa tristesse. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Enhardis par son exploit, d’autres instrumentistes talentueux décidèrent à leur tour de monter à l’assaut de la montagne pour prouver leur valeur.
De multiples formes humanoïdes prirent vie sur scène et s’engagèrent sur un chemin de flammes, portées par un air de plus en plus entraînant.
— Les dragons gardent cependant bien leurs secrets. Rares sont ceux qui parviennent à les trouver et plus rares encore sont ceux qui redescendent avec le don. Ceux-là sont appelés charmeurs de flammes et ils arpentent le monde pour vous offrir des spectacles toujours plus époustouflants !
Les homoncules de feu explosèrent en une gerbe d’étincelles multicolores. Le flûtiste acheva sa mélodie dans une cadence magistrale et se retourna pour saluer son public sous un tonnerre d’applaudissements.
— Est-ce que ça vous a plu ? demanda-t-il une fois le calme revenu.
Un rugissement unanime lui répondit et il se fendit d’une révérence.
— Il nous reste beaucoup de travail pour parvenir à ce niveau, glissa Nona à l’oreille d’Alia. Si je n’avais pas vu cela de mes propres yeux, j’aurais juré qu’il était impossible de tisser une illusion aussi convaincante sur des flammes.
— Es-tu certaine qu’il s’agissait d’illusions ?
— Quoi d’autre ? Ses créations sont bien trop précises pour être vraies.
Le sourire aux lèvres, Adelmar de Larkin fit signe à son assistant d’allumer une nouvelle torche. Le spectacle reprit sur un ton plus joyeux, porté par une gigue endiablée. Une multitude de personnages incandescents s’extirpèrent du brasier pour danser au rythme des applaudissements de la foule. La fête se poursuivit toute la soirée, jusqu’à ce que le froid se fasse trop mordant et la fatigue trop intense.
Lorsqu’Alia se glissa enfin dans son lit, lovée dans les bras de Nona, les mélodies envoûtantes de la flûte tournaient en boucle dans sa tête. En fermant les yeux, elle pouvait encore voir les flammes s’entremêler. Elle rêvassa de longues minutes avant de s’endormir, pour profiter le plus possible de ces instants magiques.
— Allez, debout ! la secoua Nona quelques heures plus tard.
— On ne travaille pas ce matin, grogna Alia en tirant la couverture au-dessus d’elle.
L’aubergiste avait accepté de les libérer jusqu’au déjeuner en échange des heures supplémentaires de la veille.
— Oui, mais Adelmar repartira en début d’après-midi ! s’obstina Nona.
— Qu’est-ce que j’en ai à faire ?
— Je voudrais jeter un coup d’œil à ses affaires. Je suis certaine qu’il utilise des runes pour focaliser ses illusions, j’aimerais savoir lesquelles pour m’en inspirer. Il est sorti recevoir les félicitations du maire, c’est l’occasion ou jamais !
Alia en resta bouche bée. Fouiller la chambre de l’artiste en son absence ? Elles perdraient leur poste si on les surprenait.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée…
— Les étages sont déserts, insista Nona, nous ne risquons rien. La moitié des clients est déjà repartie, l’autre dort toujours. Il nous suffira de prétendre nettoyer la pièce si quelqu’un passe. Avoue que tu aimerais examiner cette flûte !
Alia hésita. Présenté de la sorte… elle devait bien admettre être curieuse d’en découvrir davantage sur les techniques d’Adelmar.
— Tu es certaine que sa chambre est vide ? Son assistant pourrait être resté en arrière.
— Ils sont sortis ensemble tout à l’heure, je les ai vus de mes propres yeux. Et tu connais le maire, ses discours durent toujours des heures.
Alia se mordilla la lèvre en pesant le pour et le contre. Le charmeur de flammes ne se rendrait même pas compte de leur passage…
— Tu as gagné, je me lève.
Nona s’éclipsa aussitôt dans le couloir. Elle revint quelques instants plus tard, le trousseau de clés de l’auberge à sa ceinture et munie de tout le nécessaire de ménage : balais, chiffons et bassine d’eau. Les jeunes femmes s’engagèrent dans l’escalier qui menait aux meilleures chambres, en prenant soin d’enjamber les marches les plus grinçantes. Tout se révéla silencieux à l’étage, à l’exception de quelques ronflements.
Elles se glissèrent dans la pièce réservée au charmeur de flammes et refermèrent la porte derrière elles. Nona posa au sol ses ustensiles et elles commencèrent leur inspection des lieux.
L’endroit était impeccablement rangé : rien ne traînait par terre et les coûteux habits de scène avaient été étendus sur des dossiers de chaise. Alia repéra en un coup d’œil l’étui de bois oblong sur la table. Elle s’approcha et en souleva délicatement le couvercle.
Très fin à l’embouchure, l’instrument s’évasait jusqu’à atteindre la taille d’un poing. D’étranges runes s’étalaient tout du long de sa surface. Alia extirpa la flûte de son écrin et la contempla sous tous les angles. Quelle splendeur !
Elle porta le bec à ses lèvres, dans une pulsion subite, et esquissa les premières mesures d’une berceuse enseignée par sa mère des années plus tôt. Ses doigts l’entraînèrent dans des variations élaborées, qui relevaient d’un niveau d’instrumentiste bien supérieur à ce dont elle se savait capable.
Plus étrange encore, une tornade d’images défila dans sa tête. Des paysages de montagne, de la neige, le soleil, du feu et une large forme ailée.
Alia sentit un frisson de panique remonter le long de son échine. Ses doigts s’agitèrent de tremblements, mais poursuivirent leur course effrénée sur la flûte. Son corps refusait de lui obéir.
Une présence étrangère se manifesta alors dans le fond de son esprit. La berceuse se mua en une mélodie entraînante et la peur d’Alia reflua. Les images mentales se focalisèrent sur les ballets aériens des dragons, plus audacieux et majestueux de seconde en seconde. Un spectacle tout aussi fascinant qu’hypnotique.
Les visions se fixèrent sur un nid à flanc de montagne. Dix œufs beiges d’allure rocailleuse y trônaient.
Un froid glacial envahit la flûte et Alia lâcha l’instrument. Il retomba sur la table avec un bruit sec, rompant le contact étrange qui s’était installé. Les dernières notes de la mélopée résonnaient encore dans la pièce, comme une supplique.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Nona.
Alia se retourna en sursaut. Elle avait oublié la présence de sa compagne, comme si le monde entier s’était effacé autour d’elle…
— Je ne sais pas, balbutia-t-elle. J’admirais la flûte et je me suis mise à jouer sans réfléchir. Je suis désolée.
L’expression de Nona était néanmoins plus émerveillée qu’inquiète et Alia suivit son regard jusqu’à la cheminée. Des formes ailées s’y évanouissaient dans les flammes. La jeune femme en resta bouche bée.
— C’était magnifique et ça ressemblait beaucoup au spectacle d’hier, commenta Nona. Tu crois que c’est la flûte qui contrôle tout ?
— Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre, je ne connaissais même pas la musique que je jouais. J’espère surtout que les voisins ne m’ont pas entendue.
Nona haussa les épaules.
— La plupart des clients ont rendu leur chambre à l’aube, ceux qui restent penseront avoir entendu Adelmar lui-même.
— On devrait quand même tout remettre en place et vider les lieux. Je ne suis pas sûre d’oser toucher de nouveau à ce truc, par contre.
Elle jeta un regard nerveux en direction de la flûte.
— Je m’en occupe, ne t’en fais pas. Je n’y connais rien en musique, de toute façon.
Nona se saisit de l’instrument, mais ses yeux se perdirent dans le vague et elle le lâcha à son tour.
— C’est étrange, en effet. Et surtout très froid.
— On doit pouvoir s’en protéger avec un tissu ? suggéra Alia, en désespoir de cause.
Elle jeta un coup d’œil autour d’elle et repéra aussitôt un énorme coffre de bois. Il regorgeait de vêtements et elle écarta plusieurs piles de chemises bariolées avant de s’interrompre net. Le rocher gris qu’elle venait de dévoiler ressemblait aux œufs de sa vision. La couleur différait cependant et d’étranges symboles le recouvraient.
— Des runes d’illusion, commenta Nona par-dessus son épaule. Mais elles sont dirigées vers l’intérieur, pas vers nous. C’est bizarre. Qui voudrait altérer les perceptions d’un caillou ?
— Ce n’est pas un caillou, corrigea Alia. C’est un œuf de dragon.
Elle en effleura la surface. Un froid mordant lui gela les doigts et elle retira sa main par réflexe. D’où sortait cet œuf et que faisait-il dans le coffre d’Adelmar ? Pourquoi l’avoir entouré d’une illusion aussi glaciale ? Alia prit une grande inspiration et plaqua sa paume sur le dessus de la coquille. Elle s’efforça d’ignorer le frisson qui remontait le long de son bras et perçut de faibles palpitations. Comme un cœur qui battait. Celui d’un dragonneau.
La jeune femme hésita un instant, puis décida de suivre son instinct. Elle sortit l’œuf du coffre, le déposa devant la cheminée et retourna chercher la flûte. L’instrument resta inerte cette fois-ci.
Nona la regarda faire avec des yeux écarquillés.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
Alia l’ignora et s’assit au sol. Elle porta l’embouchure à ses lèvres et il s’en échappa un air inconnu, une musique gaie et virevoltante. Des images mentales de l’œuf affluèrent, entourées d’une chaleur réconfortante. Juste derrière, les flammes prirent vie dans l’âtre et esquissèrent les premiers pas d’une danse envoûtante.
La vision se précisa au fil de la mélodie, comme si la flûte voulait lui raconter une histoire. Un homme à la peau cuivrée s’approchait du nid de dragon, en grimpant le long d’une corniche : Adelmar de Larkin, dix ans plus jeune. Il jeta des regards inquiets autour de lui, fourra un œuf dans son sac. Quelques images décousues plus tard, il s’était réfugié dans une chambre d’auberge. La musique d’Alia se mua en une complainte menaçante.
Adelmar déposa son butin sur une table et couvrit la coquille de runes, à l’aide d’un fin pinceau trempé dans l’encre noire. Il sortit sa flûte et la parsema de symboles à son tour. L’œuf perdit progressivement ses couleurs, jusqu’à atteindre sa teinte grisâtre actuelle.
Plus loin dans la montagne, un dragon adulte laissa échapper un hurlement de désespoir. Alia s’arrêta aussitôt de jouer, le cœur battant.
— C’était très beau, commenta Nona, mais aussi effrayant. Je préférais ton premier morceau, il donnait une telle impression de légèreté… on aurait dit un oiseau sur le point de prendre son envol.
Elle paraissait de nouveau envoûtée par le spectacle de la cheminée, au point d’en oublier le danger d’être entendue.
— Le dragon veut qu’on le libère, réalisa Alia à mi-voix. On l’a emprisonné dans sa coquille et il demande notre aide.
Un éclair de compréhension traversa le regard de Nona.
— Les flammes ont tracé le contour d’un nid pendant que tu jouais.
Alia se tourna aussitôt vers l’âtre, mais les formes s’étaient déjà dissipées.
— On pourrait mettre l’œuf dans le feu et voir ce que ça donne. Les lézards aiment la chaleur, c’est peut-être le froid qui l’empêche d’éclore…
Nona hésita un instant, puis se baissa pour poser la main sur la coquille. Elle se releva avec une moue décidée.
— C’est d’accord. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de libérer un bébé dragon.
Elle attrapa le tisonnier pour faire rouler l’œuf au milieu des flammes. Les secondes s’écoulèrent en silence et Alia jeta un regard en direction du soufflet. Le feu avait-il besoin d’être ravivé ? Il se mit néanmoins à crépiter et projeta des étincelles bariolées dans la cheminée. La coquille se para d’une teinte beige, beaucoup plus claire que son gris original.
— C’est la couleur de ma vision, s’enthousiasma Alia. La chaleur des flammes vient de neutraliser l’illusion de froid !
— Tu devrais peut-être jouer quelque chose pour l’encourager, suggéra Nona.
Alia acquiesça et porta l’embouchure à ses lèvres, mais la flûte ne semblait plus vouloir se manifester. Faute de mélodie à suivre, la jeune femme esquissa les premières notes de sa berceuse initiale. Des visions de feu la submergèrent aussitôt.
— Je crois qu’il faut brûler la flûte.
Nona fronça le nez et Alia pouvait presque entendre ses pensées tourner. Détruire la propriété d’un client de l’auberge leur attirerait une multitude de problèmes, mais comment se résoudre à abandonner le bébé dragon ? Alia jeta un dernier coup d’œil à l’instrument et le projeta dans la cheminée.
Le bois verni s’embrasa dans une gerbe de flammes. L’œuf se para de reflets dorés hypnotiques, de minuscules craquelures se dessinèrent progressivement à sa surface et la coquille éclata dans un bruit sec.
Un instant plus tard, un dragonneau rouge s’extirpa des débris, qu’il repoussa d’un battement d’ailes. Nona et Alia se figèrent.
Le petit lézard se tourna vers elles et les salua d’un gazouillis amical. Une vague de gratitude mentale accompagna son trille et Alia lui renvoya un sourire radieux. Quoi qu’elles aient fait de mal pour en arriver là, ça en valait la peine.
Le nouveau-né ne semblait cependant pas en avoir terminé. Les flammes se remirent en mouvement dans l’âtre et tracèrent le visage d’Alia en langues de feu rougeoyantes. Des larmes d’émotion lui montèrent aux yeux.
Ces images se dissipèrent après quelques secondes et le bébé reptile s’ébroua pour chasser la suie. Il sortit de la cheminée d’un pas chancelant, couvrant de cendres et de braises le sol de la chambre. Les deux femmes s’écartèrent aussitôt de son chemin.
Le dragonneau sautilla et prit son envol en direction de la lucarne, mais il se fracassa contre sa vitre. Alia se précipita pour le rattraper et réprima un cri quand les minuscules griffes se refermèrent autour de son bras. Le nouveau-né tentait de se stabiliser, mais ses mouvements déchirèrent la manche et de fins sillons sanglants apparurent sur la peau.
Les pensées catastrophées de l’animal frappèrent Alia, qui utilisa sa main libre pour caresser les écailles de son dos.
— Ne t’en fais pas, ce ne sont que des égratignures, le rassura-t-elle d’une voix douce. Tu ne t’es pas fait trop mal ?
Le petit lézard la dévisagea en retour avant de relâcher sa prise. Alia sentit sa panique refluer, jusqu’à retrouver un semblant de sérénité.
— Tu vois, tout va bien.
Nona avait ouvert la fenêtre derrière elle et une bourrasque s’invita dans la chambre. Le dragonneau releva la tête, s’appuya contre le bras d’Alia et reprit son envol.
Les deux femmes le regardèrent s’éloigner dans le ciel, jusqu’à ce qu’il devienne un minuscule point sur l’horizon.
Elles refermèrent la lucarne et Alia pâlit en reprenant conscience de leur environnement. Nona et elle se dressaient dans une pièce couverte de suie. Des fragments de coquille s’entassaient dans l’âtre, où la flûte terminait de se consumer.
— Ne traînons pas ici, souffla-t-elle.
Nona secoua la tête.
— Nous serons accusées dans tous les cas. Avec le cuisinier, nous sommes les seules à avoir accès aux clés. Non, il va falloir nous débrouiller pour maquiller tout ça au plus vite.
Alia jeta un regard dubitatif en direction de la cheminée.
— On ne pourra jamais réparer la flûte ou masquer l’absence de l’œuf.
— Occupe-toi du ménage, je me charge du reste !
L’ordre de Nona secoua Alia et elle courut ramasser balai et chiffons. Elle commença par écarter les braises et les cendres, avant de s’attaquer à la suie. Les résidus s’étaient insinués dans les moindres recoins du parquet, mais Alia frotta avec application jusqu’à ce que les taches s’estompent. Personne ne verrait rien à moins de mettre le nez dessus.
Elle releva alors la tête et découvrit sa compagne en plein tissage d’illusion. Nona sculptait la lumière dans le vide pour lui donner l’apparence de la flûte. L’instrument paraissait plus vrai que nature quand elle le déposa dans son étui.
— Combien de temps est-ce que ça tiendra ?
— Plusieurs jours si personne n’y touche. Les illusions statiques durent davantage que les dynamiques et j’ai ajouté une de mes runes pour ne pas prendre de risque. Avec un peu de chance, Adelmar ne découvrira la substitution que très loin d’ici. Est-ce que tu t’es occupée de la cheminée ?
— Je fais ça tout de suite.
Elle ramassa les éclats dorés de coquille avec la pince et les dissimula sous l’eau noircie de sa bassine. Nona devait maintenant tenter de recréer l’œuf.
Alia venait d’allumer un nouveau feu dans l’âtre quand le cliquètement de la serrure la fit sursauter. Adelmar de Larkin fit irruption dans la chambre et leur jeta un regard interloqué.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— On nettoyait la pièce, répondit Nona avec un sourire forcé. Comme vous étiez absent, on s’est dit que cela ne vous dérangerait pas…
— Sortez ! J’avais demandé à ce que personne ne mette les pieds ici.
Il couvrit en quelques enjambées l’espace qui le séparait de la table et ouvrit l’étui de flûte d’un geste brusque. Nona et Alia se figèrent sur place. Le charmeur de flammes referma cependant la boîte avec un air satisfait. Il se tourna de nouveau vers elles et leur jeta un regard assassin.
— Vous ne m’avez pas entendu ? Fichez-moi le camp d’ici !
Elles déguerpirent avec la bassine sans demander leur reste.
— On l’a échappé belle, souffla Alia en dévalant les escaliers. Ça s’est joué à quelques minutes…
— Ce n’est pas terminé ! On doit se débarrasser de ces éclats de coquille et soigner ton bras avant qu’il n’aille se plaindre à l’aubergiste. Pour le reste, on avisera ensuite.
Elles foncèrent droit dans leur chambre. Alia glissa la bassine sous le lit et laissa Nona panser ses éraflures. Elle venait de changer de tunique quand leur employeur débarqua, furibond.
— Est-ce que vous pouvez m’expliquer ce qui vous a traversé l’esprit, exactement ? Vous aviez congé ce matin et vous le saviez très bien !
Elles baissèrent la tête et s’efforcèrent d’adopter des airs contrits.
— On voulait seulement jeter un coup d’œil, s’excusa Nona. On n’a touché à rien !
Alia se mordit la lèvre. Le mensonge tiendrait-il ? Le coffre du charmeur de flammes débordait de vêtements et matériel en tous genres, si Nona s’était trompée en essayant de tout remettre en place…
— Vous ne pouvez pas vous permettre d’espionner nos clients, rugit l’aubergiste. Et encore moins ce client-là ! Filez aider en cuisine, on en reparlera après son départ.
Elles obtempérèrent sans discuter.
Les heures suivantes s’écoulèrent entre épluchage de légumes et lavage de vaisselle, dans un mélange d’appréhension et d’hébétude. Alia aurait juré avoir rêvé l’éclosion du dragonneau si les griffures qui striaient son avant-bras ne lui avaient pas prouvé le contraire.
Les jeunes femmes travaillèrent en silence jusqu’au milieu de l’après-midi, quand le cuisinier s’éclipsa pour quelques courses.
— Jusqu’ici tout va bien, souffla Nona. Si Adelmar s’était douté de la supercherie, on l’aurait entendu.
Alia acquiesça. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
— J’espère juste que tes illusions tiendront jusqu’à son départ.
— Elles devraient. On ne sera pas tirées d’affaire pour autant, il découvrira la vérité tôt ou tard.
Alia frissonna. De combien de temps disposaient-elles avant qu’Adelmar ne revienne leur demander des comptes ? Un jour ? Une semaine ?
— On va devoir quitter la ville, reprit Nona. Le plus tôt sera le mieux.
— Demain ? On ne peut pas disparaître ce soir, ça attirerait trop l’attention.
Nona hocha la tête.
— Demain, au lever du soleil. Ça nous laissera le temps de faire nos bagages et d’acheter des provisions pour la route.
Sa calme assurance apaisa Alia. Elles préparaient leur voyage depuis plusieurs mois, cet incident le précipiterait juste un peu.
L’aubergiste vint les retrouver après le départ du dernier client. Sa fureur semblait retombée, mais son regard sombre n’augurait rien de bon.
— Le charmeur de flammes est allé se plaindre de votre comportement au maire.
Elles baissèrent les yeux et attendirent le verdict.
— Il lui a accordé une compensation financière qui sera retenue sur vos gages. En ce qui me concerne, vous êtes renvoyées. Je ne peux pas me permettre de garder des employées qui nuisent à la réputation de mon établissement.
Elles acquiescèrent sans un mot. La sentence semblait irrévocable, et à quoi bon protester quand elles avaient déjà prévu de vider les lieux ?
— Je vous paierai vos derniers mois de service demain matin. Préparez vos bagages d’ici là.
Il tourna les talons, les laissant seules avec le cuisinier. L’homme leur épargna ses piques habituelles et détourna le regard.
— Je vous trouverai un sac de provisions, grogna-t-il avant de disparaître à son tour.
— C’est gentil de sa part, commenta Nona à mi-voix. On s’en sort à bon compte.
Elles n’auraient même plus besoin d’expliquer les raisons de leur départ. À croire que la bonne étoile du dragonneau veillait sur elles.
Les deux femmes rejoignirent leur chambre et Nona s’affala sur le lit.
— Tu nous jouerais quelque chose pour conclure la journée ?
— Je ne parviendrai jamais à faire aussi bien que tout à l’heure, protesta Alia.
— Ça ne m’empêchera pas d’adorer ta musique, elle a toujours été pleine d’émotions et d’espoirs.
Cette réflexion arracha un sourire à Alia. La propension de sa compagne à voir du beau en elle la surprenait sans cesse. Elle se leva, tira sa petite flûte de leur armoire et s’assit sur le rebord du lit.
Les premières notes de sa ballade improvisée s’élevèrent avec justesse dans le silence de la nuit. Les doigts de la jeune femme couraient sur l’instrument avec une dextérité inhabituelle et des picotements remontèrent le long des griffures de son bras. Alia s’interrompit après quelques mesures, confuse.
— Pourquoi est-ce que tu t’arrêtes ? s’étonna Nona. C’était magnifique.
Alia l’ignora, le regard rivé sur la cheminée où une forme ailée s’évanouissait dans les flammes.