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Écrire et corriger une scène de roman : illustration en quelques étapes

Début février, j’ai réalisé une intervention en tant qu’autrice dans un collège de région parisienne. À cette occasion, j’avais préparé un diaporama expliquant aux élèves ce à quoi peuvent ressembler les phases de corrections successives d’un roman (même si les pratiques diffèrent évidemment d’un auteur à l’autre). Je vous livre ci-dessous la version « article de blog » de ce diaporama.

Les extraits de texte proposés proviennent du chapitre 1 de La Loi du Sanctuaire et ne divulguent rien de l’intrigue. Darel, le personnage point de vue du chapitre, vient d’arriver (avec sa troupe de Danaviens) dans la ville où se trouve le Sanctuaire.

Avant l’écriture : déterminer les objectifs de la scène

Avant de me lancer dans l’écriture d’une scène, j’essaie de garder en tête les informations que je veux faire passer au lecteur. Ici, il y en avait deux :

  • Expliciter le ressenti de Darel vis-à-vis de sa mission au Sanctuaire (en l’occurrence, montrer son inquiétude).
  • Introduire le personnage de Sara (le familier auquel Darel est lié par magie, un serpent aussi mignon que cabotin).

Dans le texte, les personnages viennent d’arriver en ville et doivent y passer la nuit. J’ai donc décidé de profiter du prétexte d’un passage à l’auberge pour glisser tout cela.

Version 1 : premier jet (après corrections de grammaire et orthographe)

L’aubergiste revint un instant plus tard, accompagné de deux adolescents dégingandés qui lui ressemblaient beaucoup. Les gamins se montrèrent remarquablement efficaces et il ne leur fallut que quelques minutes pour prendre en charge l’ensemble des chevaux.
Les Danaviens récupérèrent leurs sacs et s’installèrent dans la salle commune pour le repas. La nourriture était excellente, mais fatigués comme ils l’étaient, ils se retirèrent rapidement vers les dortoirs.
Darel mit cependant un long moment avant de parvenir à s’endormir. Il n’avait aucune idée de ce qui l’attendrait au sanctuaire le lendemain, mais il savait qu’il y serait scruté et il détestait ça par avance. Une fois de plus, il devrait s’assurer de se montrer à la hauteur de son rang, de sa famille et de son pays. Il n’avait rien à gagner et tout à perdre. Même la présence réconfortante de Sara, enroulée autour de son bras gauche, ne parvint pas à calmer ses angoisses.

Cette première version remplissait mes objectifs initiaux : j’ai glissé des informations sur le ressenti de Darel et mentionné la présence de Sara. Comme tout premier jet, elle présentait cependant un certain nombre de défauts.

Le plus gros problème pointé par mes alpha-lectrices (des amies qui ont lu la version 1 pour m’en donner un avis détaillé) était l’absence d’attachement à Sara : on la voit, mais on n’en pense pas grand-chose… Ce souci se retrouvait d’ailleurs tout au long du roman. Avec ce point en tête, j’ai donc procédé à des corrections.

Version 2 : après corrections (suite à une alpha-lecture)

Deux adolescents dégingandés se manifestèrent aussitôt, prenant rapidement en charge l’ensemble des chevaux. Les Danaviens en profitèrent pour s’installer dans la salle commune. Un copieux repas plus tard, ils se retirèrent vers les dortoirs, épuisés par leur longue journée.
Darel rejoignit sa chambre, laissant ses hommes partir de leur côté. Tout était prêt pour le lendemain, il appréhendait néanmoins son passage au sanctuaire. Ses moindres faits et gestes seraient scrutés avec attention et il lui faudrait se montrer à la hauteur de son rang, de sa famille et de son pays. Il n’avait rien à gagner et tout à perdre dans ce type de rencontre.
Il poussa un long soupir et Sara pointa le bout de son nez hors du sac. Son familier avait senti sa détresse et venait aux nouvelles. Il la laissa s’enrouler autour de son bras gauche et caressa doucement ses écailles du bout des doigts, tout en lui partageant sa gratitude par leur lien mental. La vague d’amour reçue en réponse lui arracha un sourire. Il avait de la chance de pouvoir compter sur elle.

Cette nouvelle version est légèrement plus longue, mais pas de beaucoup. En rentrant dans le détail des modifications, voici ce qu’on observe :

  • Le premier paragraphe a réduit (j’ai retiré l’information sur la nourriture excellente pour la condenser dans la phrase d’après). Inutile de détailler ce qu’il se passe pendant le repas, puisque ça alourdit le texte sans avoir d’influence sur l’intrigue.
  • Le début du deuxième paragraphe change très peu : les informations qu’on y trouve sont identiques, même si j’ai reformulé plusieurs phrases (parce que je préférais les nouvelles sonorités, j’imagine).
  • Sara gagne de l’importance : d’une simple ligne de fin de paragraphe, elle gagne un paragraphe entier d’interactions avec Darel. Je me suis notamment efforcée de la rendre plus active : en version 1, elle était passive et se contentait d’être là, maintenant, elle agit et communique (elle s’inquiète puis tente de réconforter Darel). Cette astuce lui donne tout de suite davantage de présence et de personnalité.

Satisfaite de mon travail, j’ai demandé une nouvelle alpha-lecture à d’autres amies (j’étais encore trop débutante pour me sentir en confiance et envoyer aux éditeurs cette version 2). Verdict ? Elles ont (elles aussi !) eu du mal à s’attacher à Sara…

C’est le moment où j’ai ronchonné très fort (j’avais eu l’impression que c’était géré !) avant de prendre du recul : la version 2 était meilleure que la première, mais je pouvais encore faire mieux. J’ai donc retroussé mes manches et corrigé à nouveau.

Version 3 : après corrections (suite à une deuxième alpha-lecture)

Deux adolescents dégingandés se manifestèrent et prirent en charge les montures. Les Danaviens en profitèrent pour s’installer dans la salle commune. Un copieux dîner plus tard, ils se retirèrent, épuisés par leur longue journée.
Darel rejoignit sa chambre. Tout était prêt pour le lendemain, il appréhendait néanmoins son passage au sanctuaire. Ses moindres gestes seraient scrutés avec attention et il lui faudrait se montrer à la hauteur de son rang, de sa famille et de son pays. Il poussa un soupir résigné et Sara pointa sa tête hors du sac. Son familier avait perçu son humeur, elle venait aux nouvelles. Darel la laissa s’enrouler autour de son bras gauche.
Il caressa ses écailles du bout des doigts, tout en lui envoyant sa gratitude par leur lien mental. Dans l’intimité de la chambre, cette minuscule entorse aux règles anti-magie ne blesserait aucun oracle. La vague d’amour reçue en réponse lui réchauffa le cœur, il maintint le contact plusieurs secondes avant de se glisser dans son lit.

En étudiant les modifications, voilà ce qu’on trouve :

  • Très peu de changements dans le premier paragraphe.
  • Dans le deuxième paragraphe, la mention de « ses hommes » a disparu. Pourquoi ? Parce que j’ai travaillé dur en corrections pour créer un monde aussi peu genré que possible, la troupe de Darel comporte donc une moitié de femmes. J’avais l’impression de les effacer avec cette expression, d’où son retrait.
  • Toujours dans le deuxième paragraphe, la phrase « Il n’avait rien à gagner et tout à perdre dans ce type de rencontre » a elle aussi disparu, pour alléger le texte. L’information qu’elle donne se déduit en effet aisément de ce qui précède (notamment de la peur de ne pas être à la hauteur).
  • Le dernier paragraphe se scinde de nouveau en deux, avec une première partie quasi-identique, et une seconde où j’ai ajouté des informations sur les règles anti-magie. Cet ajout visait à faire d’une pierre deux coups : familiariser le lecteur avec le fonctionnement du Sanctuaire en prévision de la suite du chapitre, et mettre en évidence la complicité de Darel et Sara (il lui fait confiance et est prêt négliger certaines règles pour lui faire plaisir).

Cette fois-ci, j’étais vraiment satisfaite de mes corrections, assez pour enfin envoyer le roman à divers éditeurs. Et après plusieurs mois d’attente, il a été retenu ! Ravie, j’ai ouvert le fichier contenant les suggestions de mon éditrice pour les corrections éditoriales… et constaté qu’on ne s’attachait toujours pas assez à Sara !

Sur le moment, j’étais vexée, il faut bien le reconnaitre. Puis, je me suis reprise : il s’agissait de la dernière vague de corrections, il fallait donc que je frappe un grand coup pour arranger les choses avant publication ! La principale difficulté à laquelle je me heurtais étant le côté peu explicite des échanges entre Sara et Darel, une illumination m’est venue. À s’en demander pourquoi je n’avais pas eu cette idée plus tôt…

Version publiée (après corrections éditoriales)

Une fois les montures prises en charge, les Danaviens s’installèrent dans la salle commune autour d’un copieux dîner.
Darel rejoignit sa chambre dès le repas terminé. Tout était prêt pour le lendemain, il appréhendait néanmoins son passage au Sanctuaire. Il lui faudrait se montrer à la hauteur de son rang, de sa famille et de son pays.
Jouer ? s’enquit Sara dans le fond de son esprit.
La question lui tira un sourire amusé. Son familier venait de se réveiller et avait visiblement perçu son humeur maussade. La tentative de lui changer les idées était aussi transparente qu’attendrissante.
Pas ce soir, répondit-il mentalement, mais je peux te gratter le dos si tu veux.
Sara ne se le fit pas dire deux fois et pointa aussitôt sa petite tête ovale hors du sac. Darel tendit le bras pour la laisser s’enrouler par-dessus sa tunique.
Il caressa du bout des doigts ses douces écailles grises aux reflets verts, tout en envoyant une touche d’énergie magique par leur lien mental.
Magie ! s’enthousiasma Sara en absorbant le cadeau, qu’elle utilisa pour réchauffer son corps longiligne dans un frisson satisfait.
Son ravissement faisait plaisir à voir, si bien que Darel faillit lui en offrir davantage avant de se raviser. Laisser Sara se constituer des réserves magiques à Sarano serait la porte ouverte à une multitude d’ennuis… Il se contenta donc de poursuivre ses caresses jusqu’à ce que son familier remonte le long de son bras pour se lover dans le creux de son cou.

Cette fois-ci, la différence saute aux yeux : le texte a quasiment doublé de taille ! En rentrant dans les détails, voilà ce qu’on observe :

  • Étonnamment, le début a réduit ! Il contenait en effet encore des redondances, que j’ai supprimées : inutile de préciser qu’ils sont fatigués, on s’en doute puisqu’ils sortent d’une longue chevauchée… Tout comme inutile de préciser que Darel sera scruté : s’il ne l’était pas, il ne craindrait pas de faillir.
  • Le mot « Sanctuaire » a pris une majuscule, pour souligner l’importance de l’institution.
  • Du côté de Sara, j’ai enfin eu l’idée de lui donner la parole, et ça change tout ! Cela me donne notamment beaucoup plus d’outils pour mettre sa personnalité en valeur (le verbe « Jouer » de sa première réplique donne le ton du personnage en un mot). La discussion avec Darel permet aussi de bien mieux cerner leur relation.
  • Nouvel ajout sur la fin : la mention des règles anti-magie passait bien, mais j’ai pu l’exploiter davantage. En évoquant les précautions prises par Darel, j’en profite pour glisser l’idée que Sara risque de se montrer intrépide dans la suite du roman…

Suite à ces corrections, le texte est publié. Et pour ma plus grande satisfaction, de très nombreux lecteurs se sont attachés à Sara. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer (même si j’ai beaucoup ronchonné dans l’histoire).

Élodie Bouchet

Sur ce blog, je vous parle de mes textes (romans, nouvelles), et de mon rapport à l'écriture de manière plus générale.

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